
Face à l’intensification de la concurrence mondiale, les pratiques d’ententes illicites entre entreprises font l’objet d’une vigilance accrue des autorités de régulation. Ces comportements anticoncurrentiels, caractérisés par des accords secrets entre concurrents pour manipuler les marchés, constituent une infraction majeure au droit de la concurrence. Les sanctions encourues atteignent des montants record, comme en témoigne l’amende de 2,93 milliards d’euros infligée par la Commission européenne dans l’affaire des camions en 2016. Cette pratique sournoise affecte directement les consommateurs par une hausse artificielle des prix et entrave le fonctionnement optimal des marchés. Examinons les fondements juridiques, les mécanismes de détection et les stratégies de défense face à ces accusations qui remodèlent profondément le paysage économique contemporain.
Fondements juridiques et qualification de l’entente illicite
L’entente illicite constitue l’une des infractions fondamentales du droit de la concurrence, tant au niveau national qu’international. En droit français, elle est principalement encadrée par l’article L.420-1 du Code de commerce, qui prohibe les actions concertées, conventions ou coalitions ayant pour objet ou effet d’entraver le libre jeu de la concurrence. La législation européenne, via l’article 101 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), adopte une approche similaire en interdisant les accords entre entreprises susceptibles d’affecter le commerce entre États membres.
Pour qu’une pratique soit qualifiée d’entente illicite, plusieurs éléments constitutifs doivent être réunis. Premièrement, l’existence d’un accord de volontés entre au moins deux entreprises indépendantes, qui peut prendre diverses formes : contrat formel, gentlemen’s agreement, pratiques concertées ou même simples échanges d’informations stratégiques. Deuxièmement, cet accord doit avoir un objet ou un effet anticoncurrentiel, c’est-à-dire qu’il vise à restreindre la concurrence ou produit effectivement cet effet sur le marché concerné.
Les typologies d’ententes illicites sont multiples et se manifestent selon différents schémas :
- Les ententes horizontales entre concurrents directs (fixation des prix, répartition de marchés)
- Les ententes verticales entre acteurs situés à différents niveaux de la chaîne économique
- Les cartels, forme particulièrement grave d’entente horizontale
- Les échanges d’informations sensibles susceptibles de réduire l’incertitude concurrentielle
La jurisprudence a progressivement affiné les contours de cette infraction. L’arrêt T-Mobile Netherlands (CJUE, 4 juin 2009) a notamment établi qu’une seule réunion d’échange d’informations peut suffire à caractériser une entente. Dans l’affaire des endives (CJUE, 14 novembre 2017), la Cour a précisé que même les organisations professionnelles agricoles ne sont pas exemptées de ces règles.
Le droit comparé révèle des approches convergentes. Les États-Unis, pionniers en la matière avec le Sherman Act de 1890, sanctionnent sévèrement les ententes via la règle per se pour les restrictions horizontales les plus graves. Au Royaume-Uni, le Competition Act de 1998 et l’Enterprise Act de 2002 ont introduit des sanctions pénales pour les individus impliqués dans les cartels, allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement.
L’élément déterminant dans la qualification juridique reste l’effet anticoncurrentiel. Les autorités distinguent les restrictions par objet, présumées nocives par nature, des restrictions par effet, nécessitant une analyse économique approfondie. Cette distinction influence directement la charge de la preuve et la sévérité des sanctions potentielles.
Procédures d’investigation et pouvoirs des autorités de concurrence
Les autorités de concurrence disposent d’un arsenal d’outils d’investigation particulièrement puissants pour débusquer les ententes illicites, souvent dissimulées par nature. En France, l’Autorité de la concurrence joue un rôle prépondérant, tandis qu’au niveau européen, la Commission européenne mène les investigations concernant les pratiques affectant le marché commun.
Les enquêtes débutent généralement par une phase préliminaire qui peut être déclenchée de plusieurs manières : sur auto-saisine de l’autorité, suite à une plainte émanant d’un concurrent ou d’un client lésé, grâce à une demande de clémence d’un participant à l’entente, ou après un signalement issu d’autres administrations. La détection algorithmique des comportements suspects sur les marchés constitue une méthode de plus en plus utilisée pour repérer des anomalies de prix ou des schémas de soumission inhabituels dans les marchés publics.
Une fois l’enquête lancée, les autorités peuvent recourir à plusieurs techniques d’investigation :
- Les opérations de visite et saisie (communément appelées « dawn raids » ou « descentes à l’aube »)
- Les demandes de renseignements formelles adressées aux entreprises
- Les auditions de témoins et de représentants des entreprises concernées
- L’analyse forensique des données informatiques et communications électroniques
Les perquisitions: une arme redoutable
Les opérations de visite et saisie constituent l’outil le plus incisif à disposition des enquêteurs. Autorisées par ordonnance judiciaire en France (selon l’article L.450-4 du Code de commerce), elles permettent aux agents de pénétrer dans les locaux professionnels, voire dans certains cas dans les domiciles privés, pour y collecter tout élément probant. L’arrêt Deutsche Bahn (CJUE, 18 juin 2015) a toutefois rappelé que ces pouvoirs d’inspection ne sont pas illimités et doivent respecter les droits fondamentaux des entreprises.
Lors de ces opérations, les agents peuvent saisir des documents physiques, mais aussi des données numériques en réalisant des copies de disques durs, d’emails ou même du contenu des téléphones portables professionnels. L’affaire Vinci (CEDH, 2 avril 2015) a souligné l’importance du contrôle juridictionnel effectif sur ces saisies massives de données, y compris lorsqu’elles concernent des communications couvertes par le secret professionnel.
La coopération internationale entre autorités de concurrence s’est considérablement renforcée, notamment au sein du Réseau européen de concurrence (REC) et de l’International Competition Network (ICN). Cette collaboration permet des enquêtes coordonnées sur plusieurs territoires simultanément, comme l’illustre l’affaire des produits d’hygiène et d’entretien ayant donné lieu à des inspections synchronisées dans plusieurs pays européens en 2011.
Face à l’ampleur des pouvoirs d’enquête, les garanties procédurales des entreprises font l’objet d’une attention particulière. Le droit à un procès équitable, protégé par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, s’applique pleinement dans ces procédures. Les entreprises peuvent contester la régularité des opérations d’enquête devant le juge des libertés et de la détention puis en appel, comme l’a rappelé la Cour de cassation dans plusieurs arrêts récents.
Mécanismes de sanction et calcul des amendes
Le régime de sanctions applicable aux ententes illicites se caractérise par sa sévérité croissante, reflétant la gravité que les législateurs et les autorités de concurrence attachent à ces infractions. Les amendes administratives constituent le principal outil répressif, mais d’autres mécanismes viennent renforcer l’arsenal dissuasif.
En droit français comme en droit européen, le montant des amendes administratives peut atteindre jusqu’à 10% du chiffre d’affaires mondial des entreprises concernées. Cette base de calcul, particulièrement large, permet d’infliger des sanctions financières considérables. L’Autorité de la concurrence française a ainsi prononcé une amende record de 1,1 milliard d’euros contre Apple et ses distributeurs en 2020, tandis que la Commission européenne a infligé 4,34 milliards d’euros d’amende à Google dans l’affaire Android en 2018.
La méthodologie de calcul des amendes suit généralement un processus en plusieurs étapes, formalisé dans des lignes directrices publiées par les autorités. Ce processus comprend:
- La détermination d’un montant de base proportionnel à la valeur des ventes affectées par l’infraction
- La prise en compte de la durée de la pratique (avec une multiplication par le nombre d’années)
- L’application de circonstances aggravantes (récidive, rôle de meneur) ou atténuantes (rôle passif, coopération)
- L’ajustement final pour assurer l’effet dissuasif et le respect du plafond légal
Au-delà des amendes administratives, plusieurs juridictions ont introduit des sanctions pénales pour les personnes physiques impliquées dans les ententes les plus graves. Aux États-Unis, le Department of Justice poursuit activement les dirigeants d’entreprises participant à des cartels, qui encourent jusqu’à 10 ans d’emprisonnement et des amendes personnelles pouvant atteindre 1 million de dollars. Au Royaume-Uni, l’Enterprise Act prévoit jusqu’à 5 ans d’emprisonnement pour les individus ayant participé à un cartel.
En France, l’article L.420-6 du Code de commerce sanctionne pénalement toute personne physique qui prend frauduleusement une part personnelle et déterminante dans la conception, l’organisation ou la mise en œuvre d’une pratique anticoncurrentielle. Cette infraction est passible de quatre ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Toutefois, les poursuites pénales restent relativement rares en pratique, comme l’a souligné un rapport de l’OCDE sur les sanctions en droit de la concurrence.
La jurisprudence a progressivement affiné les principes guidant le calcul des sanctions. Dans l’arrêt KME Germany (CJUE, 8 décembre 2011), la Cour a rappelé l’obligation de motivation détaillée des décisions imposant des amendes. L’arrêt Expedia (CJUE, 13 décembre 2012) a confirmé que les restrictions de concurrence par objet, comme les cartels de prix, peuvent être sanctionnées même en l’absence d’impact significatif sur le marché.
Les autorités ont par ailleurs développé des programmes de clémence offrant une exonération totale ou partielle d’amende aux entreprises qui révèlent l’existence d’une entente et coopèrent à l’enquête. Ces programmes, inspirés du modèle américain, ont considérablement renforcé la détection des cartels en créant une forme de « dilemme du prisonnier » entre les participants.
Stratégies de défense et contentieux des ententes
Face à une accusation d’entente illicite, les entreprises disposent d’un éventail de stratégies défensives qui s’articulent autour de contestations procédurales et d’arguments de fond. La complexité de ces affaires, tant sur le plan factuel que juridique, nécessite une approche multidimensionnelle dès les premiers signes d’investigation.
La première ligne de défense concerne souvent les aspects procéduraux. Les entreprises peuvent contester la régularité des opérations d’enquête, notamment lors des visites et saisies. Dans l’affaire Brenntag (Cour de cassation, 8 juillet 2020), la Haute juridiction a annulé partiellement une saisie informatique en raison de son caractère disproportionné. La contestation peut porter sur l’étendue du mandat d’inspection, le respect du contradictoire ou la protection des données confidentielles.
Sur le fond, plusieurs axes de défense s’offrent aux entreprises mises en cause:
- La contestation de la qualification d’accord entre entreprises indépendantes
- La remise en cause de la définition du marché pertinent
- L’invocation d’exemptions légales ou individuelles
- La démonstration de l’absence d’effet anticoncurrentiel pour les restrictions par effet
L’approche économique de la défense
L’analyse économique joue un rôle croissant dans les stratégies de défense. Les entreprises peuvent mandater des économistes pour contester les théories du préjudice avancées par les autorités ou démontrer l’absence d’impact réel sur le marché. Dans l’affaire des farines (Autorité de la concurrence, décision 12-D-09), certaines entreprises ont tenté, sans succès, de démontrer que les échanges d’informations n’avaient pas eu d’effet sensible sur les prix pratiqués.
La coopération avec les autorités constitue une stratégie alternative majeure. Au-delà des programmes de clémence, les procédures de transaction (settlement) permettent aux entreprises reconnaissant leur participation à l’infraction de bénéficier d’une réduction d’amende. La Commission européenne a ainsi conclu une transaction dans l’affaire des dérivés de taux d’intérêt en 2013, accordant une réduction de 10% des amendes aux banques impliquées.
Les engagements peuvent également constituer une issue favorable dans certains cas. Cette procédure, prévue par l’article L.464-2 du Code de commerce et l’article 9 du Règlement 1/2003 au niveau européen, permet aux entreprises de proposer des mesures correctives sans reconnaissance de culpabilité. Toutefois, cette option reste rarement accessible pour les ententes caractérisées, les autorités privilégiant généralement la voie répressive pour ces infractions graves.
Le contentieux des ententes se poursuit fréquemment devant les juridictions de contrôle. En France, les décisions de l’Autorité de la concurrence peuvent être contestées devant la Cour d’appel de Paris, puis en cassation. Au niveau européen, les décisions de la Commission sont soumises au contrôle du Tribunal de l’Union européenne, avec possibilité de pourvoi devant la Cour de justice.
La jurisprudence récente montre que ce contrôle juridictionnel n’est pas purement formel. Dans l’affaire Intel (CJUE, 6 septembre 2017), la Cour a annulé une amende de 1,06 milliard d’euros pour insuffisance d’analyse économique. L’arrêt Servier (Tribunal UE, 12 décembre 2018) a partiellement annulé une décision de la Commission en raison d’erreurs dans la définition du marché pertinent.
L’impact du numérique: nouveaux défis dans la détection et la sanction des ententes
La transformation numérique de l’économie bouleverse profondément les mécanismes traditionnels d’entente illicite tout en créant de nouveaux défis pour les autorités de concurrence. L’émergence des algorithmes, de l’intelligence artificielle et des plateformes numériques redessine les contours de cette infraction et nécessite une adaptation constante des outils juridiques de détection et de sanction.
Les algorithmes de tarification représentent l’un des enjeux majeurs dans ce contexte. Leur utilisation par les entreprises pour ajuster leurs prix en temps réel peut faciliter des formes inédites de coordination tacite, sans nécessité d’accord explicite entre concurrents. L’affaire Topkins aux États-Unis (2015) a constitué un précédent notable, où le Department of Justice a poursuivi des vendeurs sur Amazon Marketplace qui utilisaient des algorithmes pour coordonner leurs prix. Cette décision a ouvert la voie à une réflexion approfondie sur la responsabilité des entreprises dans l’utilisation d’outils algorithmiques.
Plusieurs configurations algorithmiques suscitent l’attention des régulateurs:
- Les algorithmes de surveillance qui détectent et signalent les déviations par rapport à un prix convenu
- Les algorithmes parallèles programmés séparément mais conduisant à une coordination des prix
- Les algorithmes auto-apprenants qui découvrent d’eux-mêmes les équilibres collusifs
Dans son rapport sur les algorithmes et concurrence (2017), l’OCDE a souligné que ces technologies peuvent faciliter la collusion en améliorant la transparence du marché, en accélérant la détection des déviations et en automatisant les mécanismes de représailles. La Commission européenne a fait écho à ces préoccupations dans son rapport sur la politique de concurrence à l’ère numérique (2019), appelant à une vigilance accrue face aux risques de « collusion algorithmique ».
Les plateformes numériques comme facilitateurs d’ententes
Les plateformes numériques peuvent parfois jouer le rôle de facilitateurs d’ententes, en centralisant des informations concurrentielles sensibles ou en proposant des mécanismes de coordination indirecte. L’affaire Eturas (CJUE, 21 janvier 2016) illustre cette problématique: la Cour a considéré qu’une plateforme de réservation de voyages en ligne avait servi d’intermédiaire dans une entente entre agences de voyage en instaurant un plafond uniforme de remises.
Les outils d’investigation numérique évoluent parallèlement pour permettre aux autorités de détecter ces nouvelles formes d’ententes. L’Autorité de la concurrence française a créé en 2020 un service de l’économie numérique spécifiquement chargé d’analyser ces problématiques. Au niveau européen, la Commission a développé des techniques d’analyse forensique sophistiquées pour examiner les communications électroniques et les codes algorithmiques.
La question de la preuve demeure centrale dans ce nouveau contexte. Comment établir l’existence d’un accord de volontés lorsque la coordination résulte du fonctionnement autonome d’algorithmes? Dans quelle mesure une entreprise peut-elle être tenue responsable des comportements collusifs émergents de ses systèmes d’intelligence artificielle? Ces interrogations suscitent un débat doctrinal intense et poussent les autorités à préciser leur doctrine.
Les solutions réglementaires commencent à émerger. Le Digital Markets Act européen, entré en vigueur en 2022, impose aux grandes plateformes numériques (« gatekeepers ») des obligations spécifiques de transparence algorithmique. Certains experts proposent d’aller plus loin en développant des principes d' »éthique algorithmique » qui imposeraient aux entreprises de concevoir leurs algorithmes de manière à éviter les résultats anticoncurrentiels.
La coopération internationale s’intensifie face à ces défis transfrontaliers. Le G7 a créé en 2019 un groupe de travail sur la concurrence et l’économie numérique, tandis que l’International Competition Network a publié des lignes directrices sur l’analyse des marchés numériques. Cette coordination apparaît indispensable face à des pratiques qui ignorent largement les frontières nationales.
Vers une responsabilisation accrue: perspectives d’évolution du droit des ententes
Le droit des ententes illicites connaît une mutation profonde, marquée par un mouvement de responsabilisation croissante des acteurs économiques et une recherche d’efficacité renforcée dans la détection et la sanction des comportements anticoncurrentiels. Cette évolution se manifeste à travers plusieurs tendances convergentes qui dessinent les contours futurs de cette branche du droit.
L’individualisation de la répression constitue l’une des évolutions majeures. Si les sanctions ont traditionnellement visé principalement les entreprises en tant que personnes morales, une tendance à la responsabilisation des dirigeants et cadres émerge nettement. Au Royaume-Uni, le Competition and Markets Authority (CMA) a obtenu en 2019 l’interdiction d’exercer des fonctions de direction pendant plusieurs années contre des dirigeants impliqués dans des ententes. Aux États-Unis, le Department of Justice maintient une politique active de poursuites pénales individuelles, avec 27 cadres condamnés à des peines d’emprisonnement pour participation à des cartels en 2019.
Cette tendance commence à se manifester en France, où l’Autorité de la concurrence a recommandé dans son étude thématique de 2020 un recours plus fréquent aux poursuites fondées sur l’article L.420-6 du Code de commerce. Le projet de directive ECN+, transposé en droit français en 2021, renforce cette approche en prévoyant des sanctions contre les personnes physiques ayant participé à des ententes.
L’essor des actions en réparation constitue un autre axe majeur d’évolution. Longtemps restées théoriques en Europe, ces actions privées (private enforcement) se développent rapidement suite à la directive 2014/104/UE sur les actions en dommages et intérêts. Cette directive, transposée en France par l’ordonnance du 9 mars 2017, facilite considérablement l’accès à la preuve pour les victimes et instaure une présomption réfragable de préjudice en cas d’entente.
- Création d’un régime de présomption de préjudice
- Facilitation de l’accès aux preuves détenues par les entreprises ou les autorités
- Extension des délais de prescription
- Renforcement de l’effet contraignant des décisions administratives devant les juridictions civiles
Les contentieux indemnitaires se multiplient, comme l’illustre l’action collective engagée contre les constructeurs de camions suite à la décision de la Commission européenne de 2016. En France, le Tribunal de commerce de Paris a condamné en 2020 des entreprises du secteur de la farine à verser plus de 1,5 million d’euros de dommages et intérêts à des boulangers victimes du cartel.
Vers une approche transversale et préventive
La prévention s’impose progressivement comme un pilier essentiel du droit des ententes. Les entreprises sont incitées à mettre en place des programmes de conformité (compliance) robustes pour prévenir les risques anticoncurrentiels. Ces programmes, qui incluent formation des personnels, audits internes et procédures d’alerte, peuvent désormais constituer des circonstances atténuantes lors de la détermination des sanctions.
L’Autorité de la concurrence française a publié en 2021 un document-cadre actualisé sur les programmes de conformité, précisant les critères d’évaluation de leur efficacité. Cette approche préventive s’inscrit dans une logique plus large de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), où le respect des règles de concurrence devient un élément d’évaluation de la performance extra-financière.
Les mécanismes de détection connaissent également des innovations majeures. Au-delà des programmes de clémence traditionnels, plusieurs juridictions expérimentent des systèmes de récompense pour les lanceurs d’alerte (whistleblowers). La Competition and Consumer Commission de Corée du Sud a ainsi versé plus de 6 millions de dollars de récompenses à des informateurs entre 2002 et 2020, permettant la détection de nombreux cartels.
En parallèle, les autorités développent des outils de screening basés sur l’analyse de données massives pour identifier des schémas suspects sur les marchés. L’Autorité brésilienne de concurrence (CADE) a ainsi créé un système baptisé « Cérebro » qui analyse les données des marchés publics pour détecter des indices de collusion entre soumissionnaires.
La coordination internationale s’intensifie face à la mondialisation des pratiques anticoncurrentielles. Le réseau international de concurrence (ICN), qui regroupe plus de 140 autorités nationales, a adopté un « Framework for Competition Agency Procedures » en 2019 visant à harmoniser les standards procéduraux. Des accords de coopération renforcée se multiplient, comme celui signé entre l’Union européenne et le Japon en 2020, qui permet un échange facilité de preuves dans les enquêtes sur les cartels transnationaux.
Ces évolutions dessinent un droit des ententes plus préventif, plus individualisé et davantage orienté vers la réparation intégrale des préjudices causés aux victimes. Cette transformation répond à une exigence croissante d’efficacité économique et de justice sociale, dans un contexte où les comportements anticoncurrentiels sophistiqués menacent plus que jamais le bon fonctionnement des marchés.